Chapitre II // Le Trône de Vivianite

Plus rien. Absolument plus rien. Je me suis réveillée en ouvrant grand les yeux, sans hésiter, je me suis redressée en faisant volteface, m’arrachant à mes draps comme un papillon sort des soies de son cocon. Mais derrière moi, il n’y a qu’un drap défait, une place vide qui laisse à peine deviner la présence d’un autre durant cette nuit noire. N’était-ce qu’un rêve ? Une de ces hallucinations qui s’invitent alors que l’on sombre dans l’abîme du sommeil ? Je me souviens de ce froid défiant tous les froids que j’ai connu jusqu’alors. Et puis mon cœur qui battait si fort et… cette main qui a parcouru mon bras, doucement, silencieusement. J’inspecte ma peau, debout, face au lit, mais je ne vois aucun indice pouvant prouver que ce que j’ai vécu hier soir était bien réel. Je jette un œil dans l’angle de ma chambre, mais ce n’est qu’un tas de vêtements sales qui me fait face. Des fringues jetées là, nonchalamment, qui ont vécu des journées vides et des journées pleines. Dans le tissu s’est imprégné les souvenirs de mes dernières escapades, mais aussi les heures que j’ai perdu à regarder mon plafond blanc à attendre une mission. Légale ou illégale. Tant qu’on me tend une enveloppe remplie de billets, je me fiche bien des lois. 
Je suis persuadée que tout cela s’est bien produit. Mais d’un autre côté…

J’ai tellement envie de croire que toutes ces choses sont réelles.

Je laisse mon oreille contre le bois de la porte de ma chambre, pour être certaine que ma colocataire n’est pas encore à l’appartement. Normalement, à cette heure-ci, elle doit déjà être au travail.
N’entendant rien, j’ouvre ma porte pour me rendre dans la salle de bain. Frustrée de ne pas être certaine de ce qu’il s’est passé hier soir. J’ai tellement envie de croire que toutes ces choses sont réelles. J’ai tellement besoin de croire que toutes ces choses sont réelles. Quand minuit sonne et que je ne suis pas encore endormie, je regarde dehors, je regarde le ciel. Qu’il soit clair, qu’il gronde ou qu’il pleure. Je regarde les étoiles, et je m’imagine loin, vivant dans un autre univers, dans un autre système solaire, sur une autre planète. J’ai envie – non, j’ai besoin – de partir loin. Le plus loin que je puisse me permettre. J’ai besoin de pouvoir croire aux possibles, sans que cela ne soit impossible. Pas comme maintenant. Allumant la lumière blanche et trop vive du petit espace blanc et humide, je me fais face dans le miroir. Passant de l’eau froide sur mon visage, histoire de clarifier mes idées, j’inspecte les traits dessinant mon masque. Quelques cernes se tracent sous mes yeux, légèrement violacée, mais rien de très marqué. Mes pores sont dilatés. Ma peau n’est pas dans un très bon état, plutôt sèche dû au froid et au manque de soins. Et puis la masse brune de mes cheveux… Je suis découragée d’en prendre soin tant les nœuds sont visibles.
J’allume l’eau de la douche et retire mon T-shirt. Et là…

Il y avait la preuve ! Alors que l’eau chaude commence à embuer la pièce, dans le miroir, la marque d’un froid-mordant contre mon cœur se dessine. Entre mes seins, les courbes d’une main étrange, mais semblant humaine – même si les doigts sont étonnements trop longs – se dessinent sur ma peau. Tout en me regardant dans la glace je passe mes doigts sur les légers reliefs rougeoyants. Aucune douleur ne se fait sentir. Mais c’est bien là. Marquée et marquant. Une preuve.
Laissant la salle de bain se remplir d’une brume épaisse, je reste nue face au miroir à contempler ces traces venues de l’Autre-Coté. J’essaye d’y placer ma propre main, mais les proportions des doigts sont démesurées comparé aux contours de la paume. Et je me demande pourquoi le Visiteur n’a laissé aucune trace sur mon bras, alors qu’il m’a touché longtemps à même mon épiderme. Je presse, tire, étend la peau de mon bras, mais je ne vois aucun stigmate se former.
Calmant mon excitation et les milles questions farouches assaillant mon esprit, j’eus une idée. Une pulsion. Je prends ma douche le plus rapidement possible. De toute façon – étrangement – l’eau chaude me parut parfaitement insupportable. Aujourd’hui, je me rendrai au Nostradamus, la boutique ésotérique du quartier où j’habite. Mira aura certainement quelque chose à me dire sur tout ça.

Un pull déformé et trop grand perché au-dessus d’un jean baggy trop large et troué, un bonnet pour cacher le capharnaüm de mes cheveux, et je ferme la porte de l’appartement pour rejoindre la boutique.

Les mains enfonçaient dans mes poches, je laisse jouer Parallel Universe des Red Hot Chilli Pepper dans mes oreilles. Je marche vite et ne croise pas trop de monde sur ma route. Au bout d’un moment l’espace s’est vidé, me laissant seule. Et même si dans la rue il n’y a plus personne, j’ai la désagréable impression d’être suivie. Comme si quelqu’un marchait juste derrière moi et n’osait pas me dépasser. La musique à fond dans mes écouteurs je me décale légèrement sans prêter attention à la présence, mais personne ne passa à côté de moi. Le trottoir n’est pas étroit, pourtant. Et rien d’ingrat n’est collé contre le bitume, pouvant rebuter un éventuel double passage.
Le Nostradamus n’est pas très loin, alors je fini par m’arrêter et jeter un œil derrière moi. Personne. Sauf une vieille dame avec un déambulateur décoré de petites fleurs, sortant à peine du palier de sa résidence. Elle me remarqua et me salua. Je crois que si elle lève la main un peu plus haut, elle s’effondre en tas de poussières tant sa peau est parcheminée. Mais timidement et un peu perturbée, je lui rends son attention silencieuse.
Confuse, parcouru d’un frisson venu du fond des âges, je ne m’attarde pas plus et fini par atteindre le shop. Je me sens étonnement mieux lorsque je pousse la porte vitrée, déclenchant un joyeux carillon. Tout de suite, une odeur d’encens d’église m’accueille. Je crois que c’est de l’oliban.

- Hey, y’a quelqu’un ? Lançais-je, ne voyant personne dans la boutique.

Je referme doucement la porte derrière moi, retirant mon bonnet. Etouffée par une soudaine bouffée de chaleur. Mira doit certainement mettre le chauffage à fond. L’endroit est un véritable bazar, pleins de babioles diverses et variées qui n’arrivent plus à trouver leur place sur les étagères dépareillées. L’endroit est numériquement spacieux, mais semble particulièrement exigu, malgré la hauteur sous-plafond, tant il y a d’objets. Il n’y a tellement plus de places sur les étagères que certains livres sont empilés à même le sol.
Je m’avance doucement dans la pièce, et j’ai un sursaut ! Une forme grognante apparue devant moi.

- Tu n’aurais pas vu le crapaud ? m’interrogea la forme.
- Le crapaud ? je jette un œil dans les environs et… bingo, Il est là !

Je lui montre une vasque soutenue par un ange. Un gros crapaud dormait tranquillement dans le creux creusé pour accueillir des liquides. Il se redressa d’un coup et planta ses yeux orange et vicieux dans les miens. Je n’aime pas trop cet animal. J’ai toujours l’impression qu’il me sonde et sait parfaitement à quoi je pense. Et franchement, je n’ai pas très envie qu’un autre que moi sache ce qui se trame entre mes parois crâniennes. Cela me vaudrait bien des ennuis. Et surtout des discussions que je n’ai pas envie d’avoir. Alors Je détourne le regarde pendant que la forme grognante se jette sur lui.

- Mira, vous ne devriez pas le laisser sortir de son terrarium…, dis-je en soupirant.
- Mais il serait si triste s’il ne pouvait pas se promener…, gémit la gérante.
- Regardez autour de vous ! Vous le perdez tout le temps, il y a tout un tas de choses dangereuses qui pourrait l’écraser ! Rouspète-je.
- Tu ne peux pas comprendre, puis elle prit l’animal délicatement dans ses mains et lui adressa quelques paroles, Hein, Hugo, elle ne peut pas comprendre…

Je soupire en attrapant un livre au hasard sur l’étagère la plus proche. Mira est une femme serbe qui semble ne pas avoir d’âge. Ou disons que je n’ai jamais réussi à lui en attribuer un. Et puis lui poser la question me fait un peu honte. Elle est plutôt gentille, la plupart du temps, mais elle est du genre à se vexer facilement. En fonction de son humeur et de ses expressions faciales je lui donne entre soixante et quatre-vingt ans. Rien de jamais très précis. Et puis à l’entendre parler, elle aurait vécu au moins deux cents ans. Mais honnêtement, cela ne m’étonnerait pas. En tout cas, c’est une très belle femme, aux cheveux longs, noirs, et très lisses, qui encadrent son visage très pâle. Un vrai cliché de la sorcière. Elle est un peu ronde, mais s’habille toujours avec de superbes pièces noires. Sauf ses hauts, qui sont souvent dans une couleur fluo venues certainement d’une autre dimension que la nôtre et que l’œil humain n’a certainement pas le droit de voir… ni de subir. Elle a très certainement vécu son adolescence dans les années soixante-dix.

- Il fait super chaud dans la boutique, fini-je par dire en retirant ma veste que je perche sur mon bras.
- Pourtant je mets à peine le chauffage. Tu sais, tout est devenu si cher…, rétorqua la femme en déposant son crapaud sur le comptoir à l’entrée, Bon, qu’es-tu venu chercher cette fois ?
- Vos savoirs ! M’exclame-je tout sourire, même si une pointe de cynisme s’échappa d’entre mes lèvres.
- Ah… Alors comme ça tu es prête à croire une vieille folle comme moi ? Mira sembla sincèrement intriguée, bien que méfiante, Je vais faire du thé.

Je me rapproche du comptoir, où Hugo me fixe de son regard bizarre. Je ne serais pas étonnée s’il était doué de parole, mais j’ai beau le regarder droit dans ses billes méphitiques, il ne décrocha mot. Même pas un croassement. Il s’est peut-être rendormi ? Je me demande pourquoi Mira aime tant cette atroce créature pleine de pustules qui ont l’air d’être prêtes à exploser si par malheur le batracien bougeait trop vite. Décidemment, je n’aime pas sa tête qui semble bien trop humaine pour son espèce.
Le comptoir est comme le reste de la pièce : encombré. Je pose là où je peux le livre que j’ai chipé plus tôt sur une étagère brinquebalante. Dans l’arrière-boutique j’entends Mira qui fait bouillir de l’eau et cherche quelque chose – certainement du thé – dans ses placards. J’essaye de la voir derrière les perles ambrées du rideau cachant le passage où elle s’était engouffrée, mais le jeu de lumière m’empêche de deviner plus que les sons me parvenant.
Attendant qu’elle revienne, je feuillette l’ouvrage emprunté. Un livre d’art regroupant tout un tas de représentations fantastiques. Une peinture en particulière happa mon attention bien plus que les autres. Une œuvre de Goya, Le Vol des Sorcières de 1797. On y voit trois personnages étrangement vêtus, en lévitation, semblant dévorer un corps terrifié. Sous cette horrible scène un quatrième personnage, tissu blanc rabattu sur le visage, semblant ignorer ce qu’il se passe au-dessus de lui. J’ai presque manqué un cinquième protagoniste qui se confond avec le sol, et puis l’âne qui regarde la scène, caché dans l’ombre. Je ne saurais pas vraiment expliquer pourquoi, mais le tableau ne me met pas très à l’aise. J’ai presque l’impression que le personnage faisant un signe bizarre avec ses mains, se met à m’implorer du regard.
Et c’est à ce moment-là que Mira réapparu avec deux petites tasses décorées de fleurs bleues – que je ne reconnut pas - dans les mains. Elle les dépose sur le bois du comptoir en tremblant légèrement.

- Qu’est-ce qu’il fait froid… Alors, qu’est-ce que tu veux à la vieille Mira ? me lança-t-elle en soufflant dans ses mains tremblantes.
- J’ai vu un truc hier soir. Dis-je simplement en buvant une gorgée de thé après avoir mimé la célébration.
- Tout le monde voit des choses, ma Petite. Déclara-t-elle en buvant délicatement son thé.
- J’ai vu un truc hier soir et je l’ai senti. Insiste-je.
- Hum… Je t’écoute. Elle me regarda droit dans les yeux, comme son fichu crapaud, tout en sirotant son breuvage.

La gérante de la boutique semble soudainement intéressée. Et je m’affère à lui expliquer tout ce que j’ai fait depuis hier soir. Dans les moindres détails. J’étais même prête à lui montrer la marque contre mon cœur, mais elle ne chercha pas à voir plus loin, me croyant sur parole.
De nature joviale, elle sembla soudainement très grave et pensive. Hugo se tourna vers elle. Ils se regardèrent intensément, puis elle hocha la tête, deux doigts pinçant son menton un peu gras.

- Les Zli Duhovi sont légion en cette période. Ils sont pires que les rats. Tu as dû ouvrir les portes à l’un d’entre eux, Mira dit cela d’un ton sec tout en cherchant quelque chose sous le comptoir, Tiens, tu devrais porter ça.
- Qu’est-ce que c’est ? Demande-je en soulevant le pendentif qu’elle me donna.
- C’est du millepertuis séché. Ils n’aiment pas trop ça. M’expliqua-t-elle.

Je regarde la petite fiole scellée à la cire, gravée de symboles que je ne connaissais pas. Passant le cordon autour de mon cou, la vielle femme me tira violemment les mains. Etonnée, j’ai un hoquet de surprise. Elle tourne mes paumes vers le ciel et inspecte mes mains. J’ai des cicatrices blanches et bouffies parcourant toute ma peau.

- Tu es gelée. Et tu en as partout…, Mira est horrifiée, elle plante son regard glacé dans le mien, Tu as fait ça combien de temps ? Combien de fois ? Ils t’ont griffé, ont fait couler ton sang…
- J’ai… j’ai si chaud pourtant. Et… Je sais pas. Quelques fois ? Je balbutie, commençant à être saisie par une angoisse.

Elle repoussa mes mains, l’air agacée, et me tapa sur le dos de celles-ci.

- Tu mens ! Tu sais très bien ce que tu as fait. Impertinente ! Tu te mets en danger inutilement. Siffla-t-elle.

Et elle n’a pas tort. Je mens. Je sais très bien ce que j’ai fait. Par ivresse de la connaissance. Et je me mets en danger. Simplement, je ne suis pas d’accord avec l’inutilité de la chose. Le crapaud gardien vint faire claquer sa langue gluante contre l’os de mon poignet saillant. Une petite claque humiliante à laquelle je répondis par un feulement. Hugo sauta sur mon livre ouvert et s’assied à côté du tableau. La peinture était encore plus dérangeante avec ce batracien juste à côté.

- Les Zli Duhovi sont moins mesquins que ça… Tu as appelé la Santa Compaña. Tu as ouvert l’œil mauvais sur toi. Ma Petite… Ils t’ont choisi comme porteur, comme âme vivante…

Mira paraissait sincèrement désolée pour moi. La fiole entre mes seins me sembla soudainement si lourde. Si lourde et si brûlante. J’ai l’impression que le cordon de cuir se resserre autour de ma gorge, que la température de la pièce a augmenté d’un coup. Je sens le sang pulser dans mes tempes et ma vision se rétrécir. Des chuchotements vinrent tambouriner contre mes tympans. D’abord doucement, puis de plus en plus fort, pour finalement laisser place à des cris, des hurlements. Le timbre – ou les timbres – sonne comme ces chuchotis que j’ai entendu la nuit dernière. Je ne comprends pas ce qui est clamé, mais tout en moi aboie que je suis au mauvais endroit, au mauvais moment, et que quelque chose de bien pire parcours désormais mes veines et m’enserre le cœur. J’ai l’atroce sensation qu’une mâchoire acérée vient de se resserrer sur le Temple de mon Être. Broyant les frontières entre moi et… Ailleurs. Le son d’une clé qui verrouille une serrure très ancienne et…

Me voilà dehors, dans le froid, haletante, la fiole dans le creux de ma main droite. J’ai couru à l’extérieur et arraché le talisman que Mira venait de me donner. Je pris une grande inspiration, comme si je venais de me noyer, puis j’ai fermé les yeux un instant. Un… deux… trois… puis je les rouvre. Le béton gris est ma première vision, et je me sens soudainement mieux lorsqu’une bourrasque glaciale vient me gifler le visage.

- Tu es allée trop loin, Ma Petite… Beaucoup trop loin…, dit une voix tremblante.

La femme parle derrière moi. Je me retourne pour la voir sur le perron, Hugo dans les mains. Même le crapaud a l’air désolé et triste pour moi. Les mains sur les genoux, je lis l’enseigne au-dessus d’eux.

- Et je fais quoi… Et je fais quoi maintenant ? Halète-je.
- Comment ça, que fais-tu ? Tu dois aller à l’Eglise et… Commença-t-elle.
- C’est quoi la suite ? L’interrompe-je.

Mira devint sombre et se referma d’un coup. Son dos se dressa de toute sa hauteur, elle se raidit.

- Tu en veux trop. Décréta la gérante avant de faire volteface, claquant la porte de la boutique et affichant « fermé ».

Je me redresse dans le froid, poings sur les hanches, mes vêtements déposés sur le comptoir pris en otage par Nostradamus. Alors je me débrouillerai seule.

Publication en feuilleton tous les mercredi à 18h30, du roman court « Le Trône de Vivianite » écrit par Mara Larraona.

L’oeuvre littéraire n’étant pas dans sa forme finale, il vous est possible de commenter et apporter vos avis pour amélioration, avant d’être parachevée.

« AA78 » (1978) par Zdzisław Beksiński

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