Chapitre III // Le Trône de Vivianite

Qu’importe le nom que l’on puisse lui donner, j’ai bien cru que Dieu m’avait abandonné. Mais j’avais tout faux. Tout faux depuis le début. Ça a toujours été là. Depuis des millénaires, jusqu’à maintenant. Tout proche, mais silencieux. Il suffit de prier en direction des étoiles, qu’importe la langue, qu’importe le lieu ou l’heure, quelque part au loin, on nous entendra. Qui ou quoi, m’importe peu. Tant que ma voix porte, tant que l’on m’entend, que l’on admire mes vœux, je me fiche bien de la forme de l’oreille qui regarde mes désirs. Les milliards d’étoiles me regardent, moi, et leurs scintillements me répondent, tissent des indices. C’est dans leur mort passée qu’éclot le futur, tandis que leur lumière mortuaire fait germer le présent.
Alors tous ces monolithes, ces temples, ces glyphes, ces statues et ces cultes anciens, tous œuvraient pour juste un regard du Deus. Juste une attention de la part du Créateur. Je me suis souvent demandée ce que nous, l’humanité, avions bien pu faire de si mal pour qu’il se détourne de nous, nous punissant d’un lourd et affable silence. Il nous a pourtant créé à son image, qu’importe qui que nous soyons, nous devrions être une œuvre parfaite. Parfaite et aimée. Alors, est-ce que cela veut dire que Dieu lui-même se hait s’il en est venu à ne plus vouloir se manifester auprès de nous ? Son reflet lui déplait tant que ça ? Le vivant ne le divertis plus. Je serais plus que ça. Je serais plus que vivante.
Je ne saurais pas vraiment expliquer les sensations se jouant au sein de mon être, mais une chose est certaine, j’ai le ventre qui brûle d’un feu que je ne connaissais pas jusqu’alors, je suis remplie de tous les espoirs que mon Monde puisse porter. Les espoirs des grands savants qui, dans la solitude de leurs laboratoires, se sont affairés à révéler les secrets de l’Autre-Coté aux yeux des aveuglés. Je suis grisée, il est certain, d’avoir réussi à déchirer, par moi-même, le voile si étrange délimitant l’ici et l’ailleurs.
Je me fiche bien de ce que Mira puisse me dire : j’ai réussi. Et c’est tout ce qui compte.

Allongée sur mon lit, les bras derrière la tête, je regarde le plafond blanc. La fenêtre de la chambre est grande ouverte, laissant l’air glacé de l’extérieur s’engouffrer dans la pièce encombrée de babioles, de bouteilles de rhums servant de bougeoirs, de papiers déchirés et griffonnés. Le chant de la nuit rythme ma respiration. J’aime sentir le souffle glacé du dehors m’habiller. De toute façon je ne supporte plus aucune source de chaleur, en dehors du feu neuf crépitant au sein de mon ventre, j’ai l’impression qu’un bucher brûle en moi, et qu’il n’y a rien qui puisse l’arrêter. Et plus les heures passent, plus ce feu en moi grandit, me consume peu à peu.
C’est tel que ma gorge me brûle, me fait un mal de chien. Je n’ai pas envie de tousser, mais n’importe quel mouvement qui sollicite mes cordes vocales me fait l’effet d’un couteau dans la trachée grattant les parois. Je n’ose plus émettre aucun son, ni avaler quoi que ce soit au risque de m’arracher un rictus désagréable. Alors je reste là, allongée, les yeux rivés sur le vide blanc, à me demander : et ensuite.
Maintenant que j’ai ouvert la Porte, que j’ai invité un Visiteur, qu’est-ce qui va se passer ? Je n’ai jamais vraiment réfléchi à ça, trop occupée à me demander si tout cela fonctionne, et surtout, comment cela fonctionne. Désormais, j’ai atteint le carrefour des possibles et un vertige sidéral me donne la nausée. Un rire nerveux m’échappe, m’arrachant une horrible grimace. Un million de clous rouillés se sont soudainement plantés contre mes cordes vocales.

Je ferme les yeux un instant, laissant la douleur s’estomper doucement en contrôlant ma respiration, et lorsque je les rouvre, la nuit est totalement tombée. Elle me semble plus sombre que les autres soirs, et un silence pesant imprègne les environs. Une lumière surnaturelle éclaire la pièce, donnant des ombres bizarres sur les murs. Me redressant sur mes avant-bras, j’observe la pièce, à la recherche d’un nouvel indice ou d’une présence. Mais rien. Juste les ombres du mobilier que l’on devine à peine. Les silhouettes des bougies à moitié fondues dans leurs bouteilles ressemblent à des lutins grotesques et pernicieux, gardiens voyeurs de mon sommeil bizarre.

Alors que j’allais fermer les yeux une nouvelle fois, j’entendis toquer à la porte. Trois coups, puis un silence, long et lourd. J’essaye d’appeler Azylis, mais rien ne sort de ma gorge. A la place du bruit c’est une douleur sourde qui me cingla. Incapable de faire plus, alors qu’on toque une nouvelle fois, trois coups, je me lève pour aller ouvrir.
Je découvris une silhouette de blanc vêtue sans que je puisse voir un quelconque visage sous les voiles fins de cette dernière. J’eus un mouvement de recul et un hoquet étouffé, mais la présence spectrale ne sembla pas hostile, bien au contraire. Elle me tendit, dans un silence de mort, un cierge planté dans un tout petit crâne. Un animal que je ne sus pas reconnaitre de suite. Alors fébrilement je tends les mains pour saisir la calotte décharnée et le cierge s’enflamma aussitôt. Tout est horriblement silencieux. Je n’entends aucun mouvement de tissu, aucune respiration, aucun crépitement. Rien. Même le vent s’est tu.
La silhouette fantomatique s’écarta et m’invita d’une main à avancer. Hésitante, je la devance, et dans la cuisine je découvre d’autres silhouettes fantomatiques. Le cœur battant à tout rompre, je voulu parler, demander où était Azylis, qui sont-ils, mais rien ne sortit de ma bouche. Ma panique resta confinée au fond de ma gorge. Toutes les masses blanchâtres me firent une haie d’honneur jusqu’à la porte d’entrée qui s’ouvrit toute seule pour me laisser passer.
Passant le seuil, j’ai comme l’impression que mes jambes ne m’appartiennent plus. Je suis un chemin que je connais déjà, mais dont il m’est impossible de me souvenir. Jetant un œil derrière moi, alors que je descends les escaliers de mon immeubles, toutes les silhouettes me suivent les unes derrière les autres. Le mouvement de leurs tissus donnait un étrange tempo, presque musical, mais sans aucun, absolument aucun, bruit.

Arrivée dans la rue, je remarque cette lumière surnaturelle. La même qui projetait d’étranges ombres dans ma chambre, mais bien plus faiblement. Légèrement bleutée, presque phosphorescente. Elle imprègne l’air et j’ai presque l’impression de pouvoir la respirer et l’avaler, comme si elle était liquide, en quelque sorte. Elle tisse un voile très fin devant mes yeux, et dans l’atmosphère, de minuscules étoiles virevoltent, naissent et meurent en un battement de cils. Il n’y a pas âme qui vive et mes jambes me portent en des ruelles que je n’avais encore jamais visitées à ce jour. Je reconnais mon quartier, mais ce n’est pas vraiment lui. Les hauts buildings semblent mimer la forme de ceux que je connais, et les immeubles haussmanniens, j’en suis pratiquement sûre, n’ont pas le bon nombre d’étages. Le trottoir me paraît également bien trop large. A moins qu’il ne soit plus étroit ? Honnêtement je ne sais plus, mais par contre je suis quasi certaine que cette borne n’a jamais été là. A moins que je ne me trompe de rue ? Tous les graffitis ont été remplacés par des symboles inquiétants que même la Poule Noire n’oserait pas tracer entre ses pages.
Mes pas ne produisent aucun son sur le sol, aucun animal, aucun craquement, même pas Willis, le sans abri de ma rue n’est là. Les fenêtres sont différentes, et pourtant je suis persuadée d’avoir déjà vu ce motif de rideaux. Et puis, est-ce que cet immeuble avait quatre ou cinq étages ? Je suis persuadée d’en avoir compté quatre toutes les fois où je suis passée par ici. A moins que ça ne soit ailleurs ? Je me sens perdue. Complétement perdue, et pourtant mon corps me porte vers un quelque part, presque pressé de s’y rendre, et je ne peux rien contre cela.
Tout est beaucoup trop propre. Trop parfaitement rapiécé.

Au bout d’un moment qui me sembla une éternité, la procession et moi-même nous arrêtâmes devant une vieille bâtisse qui semble désaffectée. Quelque chose en moi me hurle de m’en aller maintenant. La même voix que la première fois. Je sens au plus profond de mes entrailles, qu’effectivement, je suis peut-être allée trop loin… Mais je suis tiraillée à en avoir la nausée, happée par une pulsion d’Inconnue.
J’entre la première dans le bâtiment pour découvrir un hall immense, toujours éclairé par cette étrange lumière parsemée de scintillements semblant mener leur vie propre, et ce que je vis devant moi m’horrifia. Figée, les yeux levés vers le puits de lumière où se déversait cet étrange liquide vaporeux et luminescent, je vis une terrible scène. Même si j’avais été capable d’émettre un quelconque son, je crois que je n’aurais pas pu faire quoi que ce soit. J’aurais voulu rebrousser chemin, courir, fuir le plus loin possible, mais mes jambes refusaient de répondre à ma volonté. Alors que je forçais de tout mon poids pour ne pas plus avancer, mon corps se pencha irrémédiablement en avant. Je voulu également me cacher les yeux, même, me les arracher s’il m’en avait été donné les moyens, mais je pus à peine porter mes mains plus haut que mon plexus, agrippant farouchement le crâne entre mes mains. J’ai les yeux rivés sur la scène, puis je jette un œil sur le cierge qui parait ne pas se consumer. Le crâne. Ce petit crâne chétif et fragile…
Je vois la peau de son propriétaire posé comme une perruque grotesque sur le sommet de la tête de Mira, écorchée et suspendue dans les airs tel un ange. Mes yeux ruissèlent de larmes, noyant mon visage déformé par l’horreur silencieuse. De l’acide remonte dans ma gorge, certainement un morceau de mon âme horrifiée souhaitant fuir, mais elle reste bloquée au même niveau que ma panique, prisonnière de mon œsophage. La cage thoracique de la vieille femme, dégoulinante, est offerte à la vue de tous, baignée dans la lumière maléfiquement féérique. Les chaires de son dos forment deux ailes d’où pendent d’affreux tissus adipeux, formés d’alvéoles jaunâtres. Éviscérée, ses intestins pendent comme de grossières dentelles contre ses hanches, son tronc évidé laisse ses poumons légèrement tirés à l’extérieur, comme pour former un hideux plastron. Son cœur… Où est son cœur ? Elle est à peine recouverte de lambeaux de tissus noirs, et mes pas me menèrent jusqu’au-dessous d’elle, où son sang, encore chaud, gouttait sur mon visage.

Et j’hurle.

Publication en feuilleton tous les mercredi à 18h30, du roman court « Le Trône de Vivianite » écrit par Mara Larraona.

L’oeuvre littéraire n’étant pas dans sa forme finale, il vous est possible de commenter et apporter vos avis pour amélioration, avant d’être parachevée.

« AA78 » (1978) par Zdzisław Beksiński

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