Chapitre IV // Le Trône de Vivianite

Je manque d’air, je suffoque.
Mon dos me fait affreusement mal, comme si on avait tenté de m’arracher la peau. Je me redresse sur mon lit comme un ressuscité. La fenêtre de la chambre, grande ouverte, bat contre les murs. Pernicieux, le vent d’Hiver vient tapisser la pièce. Ses courants me font frissonner et sa présence est presque poisseuse. Alors que j’allais me mettre à ramper vers elle pour la fermer, un mouvement incertain interrogea ma trajectoire. Entre mes jambes un crapaud aux yeux orange me scrutait. J’eus un sursaut, presque paniquée. Ses deux fentes noires, fixes, sondent le tréfond de mon âme.
Un cauchemar. C’était juste un cauchemar. Un peu sonnée, l’esprit dans le brouillard, je tends la main vers l’animal couvert de pustules visqueuses, dans l’espoir de m’en saisir, mais il me dissuada en faisant claquer sa langue dans l’air. Je lui prêterais un air presque malicieux, ou même de défi, si je ne le trouvais pas surtout hideux.

- Mais… Qu’est-ce que tu fais là ? soufflais-je, déboussolée.

Je me lève en titubant pour aller fermer la fenêtre. Dehors, c’est la tempête. Il y a tellement de pluie qu’on ne voit pas à dix mètres, un vent tonitruant hurle à l’extérieur et se déchaine à l’intérieur. On dirait qu’un cimetière entier s’est mis à hurler, que le Léviathan s’est réveillé du fond des abysses, sonnant le glas de la fin des Temps. Les vents viennent de la mer, vers l’Ouest, là où il sommeil. Je me retourne, et la petite créature pestilentielle me fixe toujours, comme si elle attendait quelque chose. Le crapaud s’assoie, dresse légèrement son dos, presse doucement ses lèvres. Et le temps me parut soudainement long. Je déteste cet animal, quasi certaine qu’il comprend parfaitement le monde des humains et se moque de nous. Même, je suis prête à parier que c’est un courtisan lubrique, qui bave devant les formes des femelles. Un Satan parmi tous ses masques. Presque prête à l’écouter parler je me colle contre la vitre battue par les flots, mais rien de plus ne se passa. Et l’atmosphère tangue. La créature émet un petit bruit ridicule, se terre sur les draps, mais toujours en me fixant de son regard bizarre. On dirait un prédateur.

- Quoi ? Tu veux quoi ? Lançais-je agacée.

Je laisse un blanc, comme s’il allait me répondre. De toute façon, je dois aller voir Mira. Il est hors de question que je reste ainsi. Cette situation… Non. Je rumine trop. Je n’ai pas peur de grand-chose, mais le rêve de cette nuit m’a particulièrement perturbé. Il semblait si réel, si tangible, et en même temps rien de ce dont je me souviens n’avait les traits de notre réalité. Tout était déformé, rapiécé, recousu d’une curieuse façon. Comme un souvenir mal rembobiné, le film d’une cassette tâchée par le temps.
Qu’il vente ou qu’il pleuve, je ne peux pas attendre plus longtemps. Je suis trop agitée, et je veux me débarrasser de cette angoisse latente qui prend un peu trop ses aises. Tant que je ne saurais pas exactement ce qui accable mon esprit, je ne pourrais retrouver un quelconque repos. J’enfile le premier sweat à capuche qui me tombe sous la main, de grosses chaussettes à motifs psychédéliques, des visages bienheureux qui fondent dans le tissage, et une paire de DocMartens. J’invite le crapaud à se loger dans un tote bag de supermarché et je sors de l’appartement direction le Nostradamus.

Dehors, c’est le déluge, les rues sont remplies d’eau et je suis certaine qu’en s’y prenant bien on pourrait faire passer une barque par ici. Les rideaux sont tirés et personne dehors. Toutes les lumières des appartements sont éteintes. Etrange… il y aurait une coupure d’électricité ? Etant donné les conditions météorologiques actuelles, je ne serais pas étonnée qu’il n’y ait pas quelques dégâts sur les systèmes électriques.
Au coin d’une rue, longue et rectiligne donnant sur le port, en jetant un rapide coup d’œil je vis les eaux se déchainer. Peut-être qu’effectivement, le Léviathan s’est réveillé ? Pour l’heure, je suis à peu près prête à tout croire. L’eau chahute les bateaux accostés et certains s’entrechoquent, créant un chant marin abominable. Je ne m’attarde pas beaucoup plus, déjà trempée jusqu’aux os.

Je manque de me briser le cou plusieurs fois, mais j’arrive enfin à la boutique. Là aussi, tout est éteint, mais la pancarte indique que c’est ouvert. Malgré le bruit de la pluie, j’entends tout de même qu’il y a de l’agitation à l’intérieur. J’espère que Mira se porte bien, mais j’ai un étrange pressentiment. J’entre sans frapper, complètement trempée, pour découvrir la vieille femme au bord de la rupture de nerfs.

- HUGO ! HUGO ! Ma créature ! Mon Tendre ! Mon Diable ! HUGO ! Où es-tu ? hurlait-elle avant d’éclater en sanglots, hystérique.

Mon sac humide se tortille dans tous les sens. Et la bête sortie toute seule de son écrin pour sauter vers sa maîtresse. La boutique est sens dessus-dessous. Les livres ont volé, des pots de plantes séchées sont renversées, une étagère est plus penchée qu’à son habitude : c’est un chaos que je n’ai jamais connu ici. Plus rien n’est à sa place, et Mira… Mira semble également bien différente. D’une part je ne l’ai jamais vu dans cet état, mais elle semble ne plus vraiment se ressembler. Cependant, je n’arrive pas à dire ce qui a vraiment changé chez elle. Ses vêtements ? Son maquillage ?

- Oooh mon Petit ! Je t’ai cherché partout ! Où étais-tu passé ? couina la vieille boutiquière.

Mira cessa immédiatement de pleurer en voyant Hugo venir à sa rencontre. Elle ne me remarqua pas tout de suite, trop occupée avec ses retrouvailles avec son horreur. Il semblait très heureux de revoir la vieille femme, se laissant dorloter à même le sol. Mais il finit par très vite se retourner une énième fois vers moi, ses grosses billes orange dans les miennes. J’essayais d’allumer la boutique avec l’interrupteur, sans succès. Si ce n’était pas la petite chose préférée de Mira, je l’aurais déjà jeté dans un étang. Ou accidentellement écrasé, lui et ses pustules.

- Ah. Tu es revenue. Fit sèchement Mira en me voyant.
- Ouais et j’ai besoin de ton aide. Faut que je me débarrasse de ce truc. Répondis-je en montrant les vents, sans véritablement savoir comment désigner mon problème.
- Je te l’ai déjà dit : il est trop tard, ma Petite. Rétorqua-t-elle en prenant Hugo dans ses mains et se détournant de moi.
- Je-dois-me-débarasser-de-ça. Insistais-je.

La femme resta silencieuse un moment, en caressant le crapaud comme un chat. Je suis même presque certaine que l’animal s’est mis à ronronner, mais je ne suis pas certaine, trouvant l’évènement étrange. J’eus un mouvement de recul, l’estimant soudainement menaçant.

- Si tu veux te débarrasser de quelque chose, tu dois la nommer. Siria. Finit-elle par dire froidement.

Je suis un peu vexée qu’elle use de mon prénom en terminant sa phrase. Je sens également une colère sourde monter en moi, d’une part honteuse de ma témérité, mais également agacée qu’elle ne comprenne pas pourquoi j’ai cette soif de connaissance. J’aimerais pouvoir la contrôler. Qu’elle comprenne qu’il faut adhérer, qu’il faut céder à cette hubris. Que tout peut se connaitre, et ainsi tout doit se connaitre. Mais je veux être maîtresse de ces choses, et non l’inverse. Je veux les dominer. Je pourrais faire tant de choses ainsi. Changer la face du monde, créer la perfection. Arrêter de vivre dans ce taudis, redessiner la réalité et faire comme dans ces chants loués par Virgile et Ovide… créer l’Arcadie. Il n’y aurait plus de souffrance, plus d’injustice, plus d’ignorance… Il y aurait Tout.

- Je veux contrôler la Santa Compaña… Et tout le reste. Dis-je avec assurance.

Alors que l’air était lourd d’un silence qui c’était installé. Ma rage se traduisit dans cette phrase. D’un coup Mira changea d’air. Elle semblait désespérée et amusée à la fois. Alors qu’elle avait décidé d’observer minutieusement les titres d’une étagère désordonnée encore debout, elle se tourna vers moi et me toisa de haut en bas.

- Tu te crois donc capable de défier les souvenirs ? Capable de commander les morts ? D’assoir un quelconque pouvoir sur l’Autre-Côté ? Me défia-t-elle.
- Oui. Je le crois. Répondis-je en contrôlant mes humeurs.
- Tu as tout intérêt à en être sûre, ma Petite. Tu as vraiment tout intérêt…

Elle sembla subitement pensive, et un sourire que je ne lui connaissais pas se dessina sur le coin de sa bouche. L’étrange pressentiment que j’avais en approchant du Nostradamus m’envahit de nouveau. J’ai subitement de nouveau l’envie irrépressible de m’enfuir, mais je n’en fis rien, chassant cette désagréable sensation me tordant les entrailles. S’il est déjà « trop tard » autant aller le plus loin possible et découvrir ce qui m’attend. Même s’il me sera impossible d’en faire quoi que ce soit par la suite.

- Je vais te montrer quelque chose. Et nous verrons si tu es capable. La voix de Mira était calme. Trop calme.

La femme se dirigea dans le fond de sa boutique, vers un lourd rideau de velours violet légèrement rongé par les années. Le genre vieillot qui attrape la poussière. Elle m’invita à la suivre, et derrière la tenture je découvris l’occultum de la gérante. Une pièce d’une quinzaine de mètres carrés, sans fenêtre, semblant venir d’un autre âge. Une sorte de décor de cinéma, mais bien réel. Enfin, je crois. Il y a un grand cercle tracé à la craie au centre de celle-ci, des étagères bancales pleines de plantes, des symboles gravés ici et là sur les murs et les coins du sol, des alambiques, et tout un tas d’autres babioles.
Hugo sauta des mains de Mira et alla se mettre au centre du parfait cercle blanc. La sensation désagréable repris de plus belle et je senti que quelque chose de malsain allait se produire. Mais je ne peux me résoudre à partir sans savoir ce que va être ce quelque chose.

- Reste en dehors du cercle, donne-moi ta main. M’ordonna fermement Mira.

Sans que je n’aie plus à dire, elle empoigna ma main et trancha ma paume avec un athamé noir de jais griffé de symboles. La chaleur de mon propre sang me procura la sensation d’une brûlure et un cri de surprise m’échappa. Mira me tira violemment vers le cercle et fit couler le liquide rouge à l’intérieur. Mon cœur se mit à battre la chamade, prêt à bondir de ma cage thoracique et fuir sans moi. Je n’ai pas le temps de protester, réduite en esclavage par la poigne de Mira. Elle me regarde droit dans les yeux et son rire déforme abominablement son visage, faisant ressortir toutes ses rides. Les yeux écarquillés, je suis prise de vertiges tandis qu’elle lâche brutalement mon poignet. Des chandelles s’embrasent dans la pièce, dansant avec les ombres du chaos de l’espace rituel. Penchée sur le seuil du cercle, je suis à un pas de tomber à l’intérieur. Mira se terre contre sa table de laboratoire.
Toutes les parois de la pièce se mettent à trembler, et à l’intérieur du cercle, sous Hugo, des lignes commencent à se tracer. J’écarquille les yeux de plus belle à la vue de ce phénomène, absorbée, subjuguée et effrayée par ce qu’il se passe. Moi qui pensais que Mira n’était qu’une ensorceleuse de shop ésotérique, voilà que mes croyances s’effondrent, ce qui ne fit qu’accentuer ma frayeur. Alors tout ça peut exister. Je fais un pas en arrière, la main dégoulinante de sang, gouttant sur le cuir de ma chaussure.

Hugo commence soudainement à bouillonner. Ses pustules se déforment, sa peau prend des teintes abominables, des poils poussent alors qu’il grandit dans une horrible cacophonie d’os brisés. La créature croasse des couinements stridents qui se transforment rapidement en rugissements.
Et là, sous mes yeux, un colosse à trois visages me fait face. Un chat, un homme et un crapaud, tous aux yeux orange et fendus, surmontant d’horribles pâtes d’araignées. Le crapaud ressemble à Hugo, mais en plus grand, le chat sort d’une benne à ordure, et l’homme a une couronne d’os sortant de son crâne, un nez pendant, une petite bouche mesquine et des oreilles très longues et très pointues.
Sans que je ne m’en rende compte, j’avais reculé contre le mur, fixant sans cligner des yeux cette horreur venue du tréfond des Enfers. Je suis en pleur, mais aucun son ne sort de ma bouche. Seule des larmes s’écoulent contre mes joues. Doucement, difficilement, j’ai également porté ma main entaillée jusqu’à ma bouche, horrifiée. Le sang se répand à flot, tapisse ma langue et mon palais, tâche ma peau blême, morte avant moi. Le goût ferreux me rassure, me rappelant ma matérialité.
Mira me regarde en riant doucement, pour finalement s’abandonner à la folie dans une esclandre sonore.

- Je suis l’une des femmes du Grand Seigneur Ba’al. Alors, ma Petite, tu crois toujours pouvoir assoir un quelconque pouvoir sur l’Autre-Coté. Peux-tu contrôler comme je contrôle un commandeur des Enfers ?!

Le sang pulse dans mes tempes. Incapable de faire quoi que ce soit, je regarde la Bête passer le fin seuil blanc, tout doucement se rapprochant de moi. Le chat feule, le crapaud croasse, et la tête d’homme chuchote d’une voix rauque et gutturale des mots que je ne peux comprendre, dans une langue qui me parait tellement ancienne, que même le Temps ne s’en souvient pas lui-même.
Tout proche de moi, je sens l’haleine bizarre de la créature. Une haleine légèrement âcre et humide, mais rien de si dérangeant, ce qui rend la rencontre encore plus déconcertante. Le gros visage de l’homme se rapproche tout doucement du mien, tout proche. Trop proche, il me toisa. Une de ses pattes vint effleurer ma cuisse. Je sens les crochets de l’appendice arachnéen à travers mon jean. Je frissonne de dégoût. Il remonte le long de mon ventre, puis de mon bras, pour retirer la main barrant ma bouche. Je me laisse faire, apeurée, les yeux noyés, tremblante comme un lapin face à un renard. Le visage chuchote toujours ces mots étranges, ses yeux fixés dans les miens. Le vertige se fit de plus en plus fort, mais je soutiens son regard contre toute attente. Je vois du coin de l’œil que Mira tente de s’avancer, mais la créature l’en dissuade d’un grognement, claquement de langue et feulement.
Pendant un court instant, il n’y eu plus aucun bruit. Juste le crépitement des chandelles de la pièce. Le démon se recula, me toisa de haut en bas, claqua sa langue avec un curieux rictus que je ne compris pas. Son regard est perché sur le creux de ma poitrine, juste à l’emplacement où le Visiteur m’a laissé une marque. Il se rapprocha brusquement, son gros visage prenant tout mon champ de vision. Je me mords les joues pour ne pas hurler. Il prend une grande inspiration.
Sa voix se fit forte, et quand je compris « Tu es à moi », je m’effondrais.

Publication en feuilleton tous les mercredi à 18h30, du roman court « Le Trône de Vivianite » écrit par Mara Larraona.

L’oeuvre littéraire n’étant pas dans sa forme finale, il vous est possible de commenter et apporter vos avis pour amélioration, avant d’être parachevée.

« AA78 » (1978) par Zdzisław Beksiński

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