Votre panier est actuellement vide !
Face au miroir noir, j’ai contemplé mon reflet.
Mes traits se dessinent sous les caresses lumineuses d’une bougie. Les deux mains sur la table opératoire, yeux dans les yeux avec l’Autre, je sens deux mains se saisir de mes doigts. L’emprise est froide, fantomatique. Je presse plus fort les paumes qui piègent mes phalanges, et j’ai l’impression, un instant, que le voile des deux Mondes s’étiole pour laisser communiquer dans une vérité éphémère les parallèles de deux existences.
Sans quitter les orbes chatoyants qui me font face, je laisse le venin mortuaire remonter mes avants bras jusqu’aux garrots élastiques que j’avais préalablement serré contre ma peau, espérant que la glaçure de l’Autre-Côté ne puisse se faufiler jusqu’au cœur palpitant dans la noirceur de la nuit.
Du coin de l’œil, regard furtif, je devine d’étranges symboles bleutés se graver sur ma peau blême, remontant doucement les canaux de mes veines. La brûlure est si douce que je relâche doucement ma prise alors que l’Autre empoigne plus fermement ces mains déformées par les cicatrices de travaux passés. Le bleu devient subtilement un noir scintillant qui menace de laisser son empreinte à jamais, griffant mon épiderme fragile, crispant ma mâchoire féroce. Le sang pulse dans ma gorge. Le sang pulse contre mes tempes. Des étoiles noires brûlent devant ma vision, traçant des constellations que l’on ne peut observer qu’au fond d’un abysse plus sombre que la fin des Mondes qui n’existent que grâce à des calculs savants.
Un battement de cils et tout disparu. L’emprise des doigts s’évapora, les symboles occultes ne sont plus, les étoiles vont se cacher derrière des planètes encore inconnues de nos sphères, et les garrots marquent à vif cette peau au-dessus de mes coudes.
J’arrache les liens pour retrouver toutes mes sensations, libérant une armée d’insectes grouillants sous mon épiderme, et craintive je tente un regard au miroir. Mais face à lui, je ne vois que mes yeux brillants à la lumière de cette solitaire bougie que j’avais allumé pour gardienner les monstres rôdant dans les ombres de la pièce plongée dans la pénombre nocturne d’une nuit d’hiver.
Pas un seul bruit ne se fit dans l’antre.
Mais ce n’est pas important. Je recommencerai plus tard, et peut-être enfin arracherais-je quelques mots à l’Au-Delà. Alors je range les liens de caoutchouc dans le tiroir de la table où j’opérais, je débarrasse la surface des artefacts épanchés sur le bois de cet ancien secrétaire qui ne le destinait en rien à de quelconque travaux occultes. Il n’a rien de spécial, outre le fait d’être vieux et légèrement attaqué par des vers ayant désormais déserté ses sombres veines mortes. Parfois, dans les échos de ses craquements, j’ai l’impression de pouvoir discerner quelques sordides chuchotements. Comme s’il me racontait son histoire et tous les secrets qu’il avait pu voir et contenir. Et j’ai beau pencher l’oreille, caresser ses moulures fissurées pour le faire chanter, il m’est impossible de comprendre tout à fait sa langue. Je n’y distingue que quelques soupires voyeurs. De ce que je sais, il a appartenu à un notaire qui signait souvent de gros contrats pour des gens trop riches souhaitant, paraît-il, placer – ou plutôt cacher – leur argent forgé sur le dos d’enfants morts dans des mines de pierreries précieuses. Dans les ombres dansantes, les yeux rivés sur la surface du bois, on peut deviner les traces d’une plume qui a appuyé trop fort, trop hâtive, sur le papier d’un contrat. Des zéros et des signatures d’inconnus. Je déteste ces gens. Je déteste le rire de ce bois. Le son des tiroirs. L’odeur du vernis passé d’âge. Dans une autre vie, ce secrétaire était témoin des illusions des plus grands mondains, désormais il vit le labeur d’une âme qui cherche… qui cherche.
J’allume une petite lampe de chevet à la trop forte lumière blanche, trahissant l’ambiance d’un autre temps dessinée par les vieux objets décorant la chambre, mêlés à d’autres plus récents, anachroniques. Passant une langue à moitié sèche sur mes doigts, j’éteins la bougie de cire blanche en pinçant la flamme. Il est si simple d’éteindre l’espoir. Elle ne sent pas très bon, une légère odeur de plastique révélant sa facture modeste.
Plus rien d’étrange ne tapissait les angles de la pièce. L’Autre-Côté ayant totalement déserté les lieux. Le voile entre les deux Mondes est terriblement fin, et un geste trop brusque nous en éloigne à parfois des années-lumière. Un coup de vent, et tout s’envole. S’étiole. Se fend. Se déchire.
Ma chaise grince, métallique, et j’arrête d’observer les recoins de ma chambre, à la recherche d’une ombre suspecte. Soupirant, presque déçue de ne rien découvrir d’étrange, je me lève pour rejoindre la cuisine.
Je fu accueillis par l’horrible bourdonnement du frigo et l’odeur âcre des canalisations. La lumière qui m’éblouie est jaunâtre, donnant l’impression qu’un soleil est malade, sur le point de pousser son dernier soupire avant de s’éteindre à tout jamais. Et c’est un autre bourdonnement provenant de la lumière étranglée qui répondit à celui du bloc figeant dans le froid la mort de quelques fruits et légumes. Des cadavres exsangués dont je ne prendrais certainement jamais le temps d’en sortir afin d’en guillotiner leurs chaires pour une recette digne de ce nom, nourrissant ma propre carcasse.
L’eau calcaire de l’évier vint assécher la peau blême de mon visage, calmant un instant les chaleurs naissantes contre mes tempes, annonçant une migraine fracassante. Je reste les yeux fermés au-dessus de l’évier où s’exhume l’odeur âcre de l’eau stagnante dans la vieille plomberie de l’appartement. Je respire, expire. Et ceci plusieurs fois, tentant de réprimer l’envie de vomir qui remonte le long de mon œsophage. C’est toujours comme ça, après chaque séance.
Ce qui m’arracha à ce moment suspendu, ce fut le bruit d’une porte qui s’ouvre, lascive. Mais je n’eus pas le moindre mouvement de panique. J’ouvris simplement les yeux pour découvrir la vaisselle sale amoncelée dans l’évier gris et froid. Il faudra que je la fasse demain, au réveil. Si j’y pense. Encore.
- T’es pas couchée ? lança une voix claire à demi endormie.
- Je fais une crise de somnambulisme, ça se voit pas ? rétorquai-je en soupirant.
Je me retourne vers la voix, et dans l’embrasure de la porte de la cuisine, Azylis se tenait là, la mine bougonne. C’est une fille gentille, où l’on peut voir quand elle réfléchit. Elle a toujours deux collines qui se forment entre ses sourcils quand elle essaye de tisser des liens entre les choses. Ses cheveux auburn en bataille, elle a tout de la fille farouche d’un classique de fantasy. Celle qu’on veut sauver, aimer, qui fait la fille forte, mais un peu fragile. C’est pas une flèche. Enfin, pas qu’elle soit idiote, loin de là. Mais disons que pour elle, le monde est simple et tout lui réussit.
- Ton sarcasme me fait faire des cauchemars, ironisa l’ensommeillée.
- Tu t’essayes aux compliments après minuit ? la taquinais-je en regardant l’heure sur le micro-onde perché sur le frigo, indiquant une heure quarante-sept du matin. Un peu étonnée par sa présence, je demande, Pourquoi t’es debout ? Tu dois te lever dans un peu moins de cinq heures non ?
- J’ai fait un rêve bizarre… et j’avais soif, grogna-t-elle avant de bailler.
Je crispe mes mains derrière moi, sur l’évier froid. Je crains toujours que les Ombres ne se promènent impromptuement dans l’appartement. Pas que je m’inquiète véritablement des affaires psychiques des cohabitants des lieux… mais l’idée me fait m’étouffer d’une jalousie acide. Je me donne tant de mal pour toucher du doigt la Vérité, qu’il m’est difficile de supporter que d’autres puissent avoir les privilèges d’entendre ou de voir ce qu’il se passe de l’autre côté du miroir de notre réalité. Surtout Azylis, qui ne s’intéresse même pas à tout ça, et qui en a même une peur bleue. Tout ce qui ne se voit pas, tout ce qui ne se touche pas, tout ça, pour elle, ça n’existe pas. Si ça ne peut pas être défini par une Loi quelconque, une règle, alors ça ne peut pas et ne doit pas exister. Pourtant, tout ce monde qu’elle refuse, est régit par des lois. Mais pas celles des codes juridiques.
- C’est à force d’étudier des trucs horribles ça, fini-je par dire en lui accordant un sourire attendri.
- Il le faut bien, si on veut que le monde change…, répondit-elle doucement.
Dans un bâillement et trainant les pieds sur le carrelage blanc et froid, elle se dirige vers moi. Je me pousse, et par un réflexe sans esprit j’ouvre le frigo non loin. Je regarde le fond givré et laisse l’air froid m’ancrer dans la réalité. Qu’est-ce qu’elle est belle. Qu’est-ce qu’elle est intelligente. Qu’est-ce qu’elle est simple. Qu’est-ce que j’aurais aimé être elle.
- Tu m’écoutes quand je te parle ? lança Azylis, agacée.
- Hum ?...
C’est un froid différent. Plus mordant. Le même que dehors, très tôt le matin, ou tard le soir, alors que l’hiver bat son plein. Parfois, je sors juste pour ressentir ce froid me dévorer. Il me rappel cette étrange sensation quand j’appelle l’Autre-Côté. Je ne sais jamais vraiment si cela me brûle ou si cela me glace le sang. La seule chose dont je suis sûre, c’est que cela fonctionne et que de savoir ceci m’emplit d’un espoir étrange.
- Hé oh ! Alors ? Azylis s’impatientait.
- Quoi ? demandais-je irritée.
- J’en ai marre des verres mal lavés. Faut qu’on achète un lave-vaisselle. Déclara-t-elle.
Avec quel argent ? pensais-je. Azylis est une princesse, très loin de qui je suis. Alors j’hausse les épaules. De toute façon ça ne se fera pas. Je me fiche un peu de l’état des verres. Si ça ne me convient pas, je relave. Pourquoi est-ce que je m’encombrerais d’une énième machine bruyante dans cette pièce qui ne semble déjà jamais se taire ?
Je commence à lui expliquer que pour moi c’était compliqué financièrement, et qu’honnêtement j’avais d’autres priorités actuellement. Et que si vraiment cela la dérangeait, je ferais l’effort de faire plus attention les prochaines fois. Comme à chaque fois.
En lui souhaitant bonne nuit, alors qu’elle inspectait un énième verre avant d’éventuellement boire dedans, je retournais dans ma chambre. Un dernier claquement, et me voilà dans le silence presque total. Au loin j’entends l’eau qui coule et s’écrase contre le fond d’un verre, puis quelques trainements de pieds, ensuite plus rien. Plus rien du tout après un dernier claquement. Tout est de nouveau calme. La nuit ne fait plus aucun bruit, et si l’on ne regarde pas le temps passer sur une horloge, alors ce dernier ne s’écoule plus. Il s’étend, se distant, se soulève, comme un voile délicat qui nous effleure à peine lorsqu’on respire contre lui. La nuit est belle quand elle se tait.
Me glissant sous mes draps, trouvant une position confortable, je fini pas éteindre ma lumière pour rejoindre les bras de Morphée. Mais à peine la lampe meurt-elle dans un dernier éclat que je sens une présence dans la pièce. Comme une grande silhouette sombre dans un angle, me fixant.
Bien entendu, je ne vois rien dans le noir, le dos tourné. Mais, c’est comme si mon corps tout entier, lui, voyait très clairement cette silhouette. Mes yeux grands ouverts, mes pupilles s’habituent à cette profondeur nocturne. Bientôt je devine les contours de certains meubles et vêtements trainant ici et là. Je ne bouge pas, et de légers chuchotements me parviennent. Le vieux sol de ma chambre se met à grincer, doucement, en provenance de l’angle qui me semble habité. Les chuchotements se rapprochant, mon cœur se met à s’emballer et une sueur glacée roule tout le long de mon échine. Dire que je n’ai pas peur en cet instant serait mentir. Toutes mes cellules sont en alerte, et une voix hurle en moi, « Va-t’en ! Maintenant ! », mais je suis incapable de bouger. Tous mes muscles se raidissent, me changeant en gisant sur mon matelas trop dur.
Je veux savoir.
Je veux savoir ce qui habite l’angle de ma chambre et qui se rapproche doucement de moi. Bien plus que la Peur, ma soif de connaissance m’empêche de fuir ou d’allumer cette lumière à quelques centimètres de moi.
Et les draps se soulèvent doucement dans mon dos, et le quelque chose se glisse contre moi. J’ai l’impression que mon corps est sur le point de voler en éclats quand l’enveloppe de la silhouette touche mon dos. Même à travers le tissu de mon t-shirt, je sens à quel point l’émanation est glaciale. Plus froide que l’Hiver lui-même. Plus froide que le sommet du Monde. C’est ainsi que j’imagine le vide de l’espace. Un givre antipathique qui vous transperce le cœur et calcifie votre colonne vertébrale. Avant de voler à tout jamais votre dernier souffle.
Une main, je suppose, passe ses doigts contre la peau de mon bras, de mon poignet jusqu’à l’épaule. Choquée par la glaçure, mais encore plus par la tendresse du geste, j’ai un hoquet qui laisse s’échapper une fumée blanche de ma bouche, comme si j’étais dehors, dans le froid.
L’Habitant de l’angle semble m’inspecter, me disséquer de son regard que je ne peux voir. Puis un bras passe contre ma hanche, et je le sens se blottir contre moi et me serrer avec une étonnante délicatesse, sa main contre mon cœur.
Les yeux toujours grands ouverts, je lève doucement une main pour la poser sur celle que je devine contre le trône de mon âme. Je suis gelée. Complétement frigorifiée. Effrayée. Terrifiée. Et mon cœur tambourine contre les portes des abysses. Prêt à se jeter dans le vide. Emportant avec lui, mon âme, noyau de l’Être.
Mais ça a fonctionné. Cette fois, ça a fonctionné. Quelque chose est passé de ce côté de la Réalité.
Et je ferme les yeux.
Publication en feuilleton tous les mercredi à 18h30, du roman court « Le Trône de Vivianite » écrit par Mara Larraona.
L’oeuvre littéraire n’étant pas dans sa forme finale, il vous est possible de commenter et apporter vos avis pour amélioration, avant d’être parachevée.
« AA78 » (1978) par Zdzisław Beksiński
Laisser un commentaire