Votre panier est actuellement vide !
Je me réveille en ouvrant grand les yeux, à m’en détacher les paupières. Face à moi du blanc constellé d’étoiles noires. Du blanc craquelé. Du blanc de plafond. Mon plafond. Je soupire, soulagée de reconnaitre mon chez moi. Même s’il sent l’humidité et que plusieurs familles d’araignées ont élu domicile çà et là. La fenêtre est fermée, et dehors il ne pleut pas. Par contre, un épais brouillard s’est levé. L’environnement est calme, et je profite de la chaleur de mes draps. Je remarque d’ailleurs que les sources de chaleur ne me dérangent plus, et je me sens plus légère. J’ai même presque froid. Je ferme les yeux, tendant l’oreille. Il n’y a que le tissu qui chuchote sous mes quelques mouvements. J’eus un frisson qui poignarda mon échine, et j’ouvris subitement les yeux. La tête à moitié sous les couvertures, je regarde nerveusement les coins de la pièce et les quelques ombres, mais il n’y a rien. Absolument rien.
Est-ce que tout cela… depuis le début, n’aurait été qu’un mauvais rêve ? Je tire le col de mon t-shirt et je remarque que la marque est toujours rouge contre mon cœur. Peut-être que finalement je me suis fait ça moi-même. Je dois avouer ne plus vraiment savoir démêler le vrai du faux. Mais cette fois, j’ai l’impression que… tout va bien ?
Je regarde encore une fois dans les coins de la chambre. Mais rien. Absolument rien. La pièce baigne dans une lumière diffuse, douce, onirique. C’est agréable, rassurant. Je me lève du bon pied, mais une affreuse douleur me prend à la hanche. Relevant mon t-shirt je remarque un bleu énorme, comme si j’étais tombée. J’ai dû certainement me prendre un coin de meuble… mais le bleu est anormalement étendu, comme si j’avais violemment rencontré un sol de pierres. Enfin, peu importe. Tout ça - ce cauchemar - c’est terminé.
Avant qu’un nouveau ne débute. De l’autre côté du lit, sous mes draps, je vois de la lumière transpercer le tissu qui vibre. Mon téléphone. J’ai un appel. Je me laisse tomber sur le matelas pour l’attraper, mais trop tard. Message vocal. Et ce que je vis sur l’écran me déplu fortement. C’était le « Patron ». Plongeant ma tête contre le moelleux de mon lit, je prends une grande et longue inspiration en comptant très lentement jusqu’à trois. Relevant le visage vers l’écran je fis la grimace. Le message vocal. Il est toujours là, bien réel. Roulant des yeux, je l’ouvre et la voix profonde, métallique, du Patron retentit dans la pièce.
- T’as des cocktails à faire ce soir au Babylon. Sois à l’heure.
Bip. Bip. Bip. Direct, sans détour, comme à son habitude. J’ai tout sauf envie de sortir ce soir au Babylon. J’ai surtout besoin d’une bonne nuit de sommeil, sans rêves, sans hallucinations, sans personne qui me braille dans les oreilles. J’ai besoin de silence et d’espace… mais les ordres sont les ordres. Dans la voix du Patron, il n’y a jamais aucune question. Ce ne sont jamais des propositions.
Je ne l’ai jamais vu. Je ne connais ni son nom, ni la tête qu’il a. Je sais juste que sa voix est insupportable et irritante. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé de savoir. Mais on m’en a toujours dissuadé, et même avec quelques subtils subterfuges je n’ai jamais réussi à le croiser. Ou du moins, je crois l’avoir déjà vu de dos. Un gringalet plus grand que tout le monde au crâne blanc rasé de près.
J’ai eu le malheur d’être une trop bonne vendeuse de petite came, et me voilà à faire des « cocktails » pour les plus grosses soirées de la Ville. Je ne sais plus vraiment pourquoi je n’ai pas dit non. Pourquoi je n’ai pas arrêté. Surtout que… Je touche même pas à tout ça. La pire chose qui puisse m’arriver à mon sens, c’est de perdre pied. Je ne devrais pas m’amuser à vendre ces petites pilules colorées qui déforment la réalité. Mais les gens qui les demandent, d’une certaine façon, je sais qu’ils en ont besoin pour supporter ce Côté.
Et puis j’aime certainement trop le risque.
Sortant de la chambre en baillant je croise Azylis dans la cuisine. Elle tire des tissus emmêlés de la machine à laver et peste contre les vêtements encore mouillés. Je fais exprès de bailler fort afin qu’elle me remarque.
- C’est à cet heure que tu te lèves ? me lança-t-elle taquine.
- Et toi, pas à la messe en ce Dimanche ? rétorquais-je gentiment.
Azylis est très pieuse. Du genre fille parfaite qui se préserve avant le mariage. J’ai jamais croisé quelqu’un d’aussi droit, humble et gentil. Tout le contraire de moi. Enfin… Pas que je sois particulièrement méchante non plus, mais je n’ai clairement pas sa bonté d’âme. Parfois je l’envie d’avoir cette simplicité à tout ressentir doucement, à tout mesurer. C’est pour ça que j’ai pas arrêté. Je sais pas faire autre chose que…
- Tiens ! J’ai trouvé ça dans une poche d’un de tes baggy. Dit-elle joyeusement, tout sourire.
Elle me lança un petit objet que j’attrape en vol in extremis. Je reconnu aussitôt… la fiole de millepertuis. D’un coup, la douceur du réveil laissa place à une angoisse latente. Si cette fiole existe, ça veut dire que…
- Bah alors ? T’en tire une tête. Il est mignon ton micro pot-pourri. Continua-t-elle, perplexe.
- Ouais… J’avais zappé que je l’avais mis là. Répondis-je mal à l’aise en bégayant, les yeux rivés sur l’objet.
Je pose le petit pot sur le bord d’un meuble et j’essaye de chasser toutes les pensées parasites piaillant dans mon esprit en me servant une tasse de café bien corsé. Je devine mon visage dans le miroir noir, et j’ai une mine déplorable. Même dans le liquide sombre, je devine mes cernes, comme si je n’avais pas dormi depuis des jours. Je touche ma peau, et elle est affreusement sèche.
- T’as un truc de prévu aujourd’hui ? Me demanda Azylis, toujours en triant les vêtements.
- Je dois passer qu’part. Et toi ? dis-je pensive.
- Bah j’me disais qu’on pourrait faire un truc toutes les deux…, commença-t-elle.
Sa voix était bizarre, mais je n’en fis pas état. J’hausse les épaules en hochant la tête. Je m’attendais à ce qu’elle me propose un truc cet après-midi, mais elle insista pour que cela soit le soir. Je la trouve très pressante, et je suis très embarrassée.
- Ce soir… Je-, commençais-je, mais elle me coupa la parole.
- Y’a une super soirée au Babylon ! Lança-t-elle tout sourire.
Un sourire que je ne lui connaissais pas. Prise de court, je crois que mon visage parla pour moi, interloquée. Elle ne peut décemment pas venir ce soir au Babylon. Et puis, déjà, depuis quand est-ce qu’elle va à ce genre de soirées ? J’essaye de dire quelque chose pour trouver une solution pour m’en sortir, mais je n’arrive qu’à balbutier et un « ok… » vaincu m’échappa. Me voilà de nouveau dans de beaux draps…
Azylis est aux anges qu’on puisse faire un truc « entre filles » ce soir, me disant que je n’aurais rien à penser, et que je n’avais juste qu’à être là. Mais évidemment que les choses vont être bien plus compliquées que ça. Dépitée, je trouve une excuse pour m’éclipser et réfléchir seule à mon plan d’évasion. Il est déjà midi, et j’ai une petite enquête à mener.
Une grosse veste en cuir sur les épaules, un bonnet trouvé au fond d’un placard, les mains enfoncées tout au fond de mes poches pour contrer le froid de canard de l’extérieur, je marche, décidée, en direction du Nostradamus.
Encore une fois, personne dans les rues, un brouillard épais m’empêche de voir les fenêtres des bâtiments. Je manque de me perdre en empruntant la mauvaise rue, mais au bout de quelques efforts j’arrive devant ma destination.
Les portes sont closes. La pancarte « fermée » git contre la vitre de la boutique. Je m’approche tout de même. Parfois la vieille a juste la flemme de voir du monde. J’essaye de percevoir quelque chose dans la boutique, mais il fait terriblement sombre. J’ai l’impression de deviner du mouvement, alors je toc contre la vitre. Mais personne ne vient me chercher.
Elle est peut-être sortie ? Parfois elle va faire une course un peu plus loin. Alors je décide d’attendre sur le perron. Je dois absolument discuter avec Mira. Je dois savoir si ce que… cette nuit ? Hier ? J’en sais rien en fait. Mais je dois savoir si ça s’est passé. Tout me semblait tellement réel. Et puis ce bleu énorme sur ma hanche ? La fiole ? Y’a forcément une explication à tout ça.
De toute façon, pour le moment j’ai un tout autre problème. Je suis bloquée avec Azylis qui d’un coup se prend pour une rebelle, et le Patron à qui je ne peux décemment pas faire fausse compagnie. Les poings serrés dans mes poches, je frappe doucement ma tête contre la porte.
- Réfléchis… Réfléchis, Siria…, me dis-je à moi-même.
Il y a forcément une solution. Je pourrais me débarrasser des produits, et sortir tout de ma poche pour m’éviter des ennuis. Après tout, je l’ai déjà fait quand j’estimais que la situation était trop dangereuse, car trop de contrôles, trop de flics, trop de gens indiscrets… Je crois que c’est le pire ceux qui ne savent pas tenir leur langue, en général je refuse de leur vendre. Mais je crois que ce mois-ci, c’est compliqué. J’ai tout claqué dans des bouquins. Et j’ai pas fait gaffe. C’était sûr qu’un truc comme ça allait m’arriver.
Personne n’arriva même après une heure d’attente. Pas un seul rat dans la rue non plus.
Agacée je repris la route pour l’appartement, en envoyant un message à Azylis pour lui donner rendez-vous le soir. J’arriverais un peu avant l’heure, comme ça je récupèrerais le « cocktail », et puis… j’essayerais de la semer pendant une petite heure pour écouler en express tous les cachets.
Vingt-deux heures trente, je me rends au point de rendez-vous. Un bête point de géolocalisation partagé par un numéro inconnu. J’ouvre des poubelles pour tomber sur un sachet bleu. Oh non… La poche est bien plus grosse qu’à l’accoutumée. Le plan A n’a pas de plan B. Je vais devoir faire avec…
Avant de partir j’ai enfilé un pantalon cargo et des grosses chaussettes. Je mets quelques cachets dans mes poches, dans mes ourlets et sous le tissu de ma culotte contre ma hanche. De toute façon, la seule chance que j’ai ce soir, c’est que le videur est un « ami », si on peut avoir des amis dans ce milieu. Un simple signe de tête et il me laisse rentrer.
J’ai à peine passé le premier sasse, que la musique trop forte me vrille les tympans, me déclenchant des acouphènes. Je n’ai pas besoin de regarder la scène pour savoir qui est là. Des camés mystiques du collectif « Le Nouveau Culte ». Je soupire et m’enfonce dans la foule naissante. J’ai dit à Azylis que je la rejoindrais au bar un peu plus tard. Pour l’heure, je me rends aux toilettes, en choisi un, et me décharge du surplus de drogue de synthèse. Je ferme bien le sac et le cache dans une vasque. Mon Dieu, que j’exècre ces trucs. Des molécules surmodifiées qui soi-disant vous font voir…L’autre côté du Voile. Un frisson me parcourt de nouveau, comme ce matin. Décidément, je crois que j’en ai ma claque de tout ça. Je referme la vasque et retourne vers la salle.
L’ambiance est déjà électrique. Le Nouveau Culte n’y va pas de main morte avec les sonorités. Je ne vais pas leur refuser le fait qu’ils sont très doués pour manipuler les foules. Jouant entre les rythmes effrénés et des tonalités plus douces et mystiques. Une fois qu’ils vous ont eu, c’est pour toujours. Dans les lumières stroboscopiques on ne discerne pas leurs visages. Ils sont tous habillés de toges blanches, comme des clones, encapuchonnés, comme des spectres. Ces silhouettes me semblent… curieusement familières. Je plisse les yeux pour…
- Hey ! Cria quelqu’un dans mon oreille.
Je me tourne brusquement, et je découvre Azylis tout sourire, dans une tenue très légère. Une petite robe couleur nuit à dentelle et plumes rose pâle. Étonnée par cet accoutrement je ne dis rien et penche la tête sur le côté, la regardant de bas en haut, l’air de dire : mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Et surtout, tu es là beaucoup trop tôt. Décontenancée, j’esquisse un sourire et elle me tire vers le bar. Elle est là vraiment beaucoup trop tôt…
Elle me parle vivement, mais je ne l’écoute pas. Réfléchissant à toute vitesse pour trouver une issue à cette situation. Et alors qu’un chemin se dessine dans mon esprit. Je le vis.
Le chimiste. Le Patron. Le grand gringalet imberbe. Une capuche noire cache ses yeux. Je vois juste son nez, long, et sa bouche fine, le corps aussi tordu que celui d’une araignée. C’est lui, j’en suis sûre, et j’espère qu’il ne m’a pas vu. Si moi je ne l’ai jamais vraiment vu, lui sait parfaitement à quoi je ressemble.
- Siria, tu m’écoutes ? On va jouer à Collin-Maillard. Dit-elle en tournoyant sur elle-même, un verre déjà bien entamé à la main.
Hein ? Quoi ? Pas maintenant. Ce n’est vraiment pas le moment de rendre les choses encore plus compliquées. Je tente de cacher ma panique et je la toise de haut en bas. Je jette de nouveau un regard en direction de la silhouette, et plus personne. Azylis s’en va déjà dans la foule. Si, il est là. Il fend les dizaines de corps sur son passage, un charnier, pensais-je, et je sais qu’il se dirige vers ma colocataire. Je sentis le rouge me monter aux joues et je n’ai rien eu le temps de faire, complètement abasourdie. La lumière me brouille la vue, et tous les visages féminins que je croise ressemblent à celui d’Azylis.
- Tu dois me trouver et quand tu me trouveras…
La voix suave vient de derrière moi, et elle émet des petits rires que je n’avais entendu d’elle que lorsqu’elle me parlait de garçons. Faisant volte-face, je me retrouve nez à nez avec la haute silhouette de mon Patron. Je n’arrive pas à le cacher, mais je suis horrifiée, ne parvenant toujours pas à voir ses yeux. Mes oreilles bourdonnent à m’en faire mal au crâne. Je reste ainsi tétanisée, tremblante, à me dire que ça en est terminé de moi, que je suis foutue. Puis doucement un sourire carnassier se dessina sur le demi-visage de l’homme qui laissa tomber sa capuche sur ses épaules. Et ces yeux je les connais. Orange et des fentes aussi noires que les Abysses. Je ne réfléchis pas plus, et je cours dans la direction opposée, vers les toilettes.
Une fois coupée du bruit, enfin seule, je noie mon visage sous l’eau et fais face au miroir. Il n’y a pas à dire, j’ai vraiment une sale tête. J’ai des cernes creusés, comme mes joues, les cheveux nouées de manière tout à fait chaotique, et ma veste est tâchée de je ne sais quoi. Mon débardeur blanc n’est pas non plus dans le meilleur état. Je ferme les yeux, et je compte lentement jusqu’à trois.
- Tu m’as… trouvé. Déclara doucement une voix trop familière.
Des mains fines se posèrent sur mes yeux et un battement manqua à mon cœur. Sans ouvrir les yeux, je sentis ses doigts descendre vers mon cou, puis ses bras glissèrent contre mes clavicules. La respiration est haletante, sentant l’angoisse monter en moi, l’esprit embrouillé de toute part.
Au contact de sa peau contre la mienne, je me raidis instantanément. Elle est… glaciale. Comme si elle venait de sortir d’un frigo. Mes mains rencontrèrent ses coudes, et je tente de la repousser, mais elle força et colla aussitôt son bassin au mien, me faisant cogner contre le lavabo devant moi. Abasourdie je ne su pas du tout comment réagir, sentant chacun de mes muscles se contracter, tous prêt à bondir pour fuir le moment venu.
- Arrête. Azylis…
- T’en as toujours fantasmé… pas vrai, Siria ? Toi, moi… juste toutes les deux.
Elle commença à me susurrer et me chuchoter tout un tas de choses. Je ne sais même pas si c’était intelligible. Mon sang bat tellement fort dans mes tempes que je n’entends rien distinctement. Je ne veux pas ouvrir les yeux. Pas maintenant. Je ne veux pas affronter ça. Puis je sentis son haleine contre ma joue. La même odeur… oui, la même odeur que le visage d’homme d’Hugo. A ce parfum, tout mon être repoussa Azylis.
- NON ! Hurlais-je en m’arrachant de toutes mes forces, ouvrant les yeux.
Et je sentis des morceaux de ma peau se déchirer là où la sienne avait rencontré la mienne, comme si des coutures ancrées dans ma chair cédées. Je sentis du sang couler contre mes joues, le creux de mon cou et je fus aveuglée par la lumière dans les toilettes. Azylis est maintenant à quelque pas de moi, l’air sévère. Et surtout très en colère.
- Non…
Je balbutiais plusieurs fois ce non. Et le visage de ma colocataire changea, pour finalement fondre en larmes.
Sans demander mon reste, je couru hors des toilettes, hors du Babylon. Ce temple de débauche.
Et je couru. Je ne sais pas combien de temps, mais je devais aller loin.
Publication en feuilleton tous les mercredi à 18h30, du roman court « Le Trône de Vivianite » écrit par Mara Larraona.
L’oeuvre littéraire n’étant pas dans sa forme finale, il vous est possible de commenter et apporter vos avis pour amélioration, avant d’être parachevée.
« AA78 » (1978) par Zdzisław Beksiński