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Je ralentis ma course une fois que j’entends l’eau battre les renforts du port où j’ai fui. J’ai besoin de voir l’horizon, de voir qu’il existe un ailleurs où mon esprit peut s’échapper. Au moins instant. Je veux le calme de la tempête. Mais alors que j’arrive sur les ponts de bois, je ne vois que la brume épaisse baigner les petits navires. La baie est emplie de ce brouillard épais et troublant, légèrement surnaturel. Pourtant j’entends les eaux battre le havre. Au moins, me voilà seule avec moi-même.
Mes poumons me brûlent affreusement et j’ai du mal à respirer. Comme une horrible impression de me noyer dans les vagues nébuleuses qui s’engouffrent dans ma gorge. J’ai le cœur qui bat à tout rompre, et je sens les crampes me mordre les jambes et les côtes. J’ai l’impression que tous mes os grincent, et qu’à tout moment mon corps va exploser, répandant mon être entre les planches du port.
Je tombe à genoux, suffocant à moitié. Une horrible nausée me prend, et je vomis une bile jaune sur le bois me soutenant. Peut-être que ne plus être n’est pas plus mal. Mais je secoue la tête, chassant cette idée morbide. Je ne peux pas abandonner si… si proche ?
- Je… je veux… je veux que ça s’arrête, et je me mis à sangloter entre deux quintes de toux.
Je n’en peux plus. Je devrais m’effondrer, fermer les yeux et partir. Peut-être pas pour toujours, mais au moins quelques heures. Visiblement mon corps préfère me faire souffrir le martyr en toute conscience. Le front contre le bois humide, un peu mou, je pince la chaire de mes bras. Tout ça est bien réel, j’existe ici et maintenant.
Je sens quelque chose se rapprocher de moi et je me retourne aussitôt, tel un animal apeuré, traqué depuis bien trop longtemps, cédant à ses angoisses.
- Tu mens, déclara la présence.
La voix était douce. Une voix masculine, sans menace. Et des brumes je vis sortir Willis. Le bon vieux Willis. Je me laisse complètement choir sur le pont, soulagée que ça ne soit pas quelqu’un d’autre. Le dos étalé contre le bois imbibé, un peu mou, de la bave au coin des lèvres, je ferme les yeux, prise d’un horrible vertige.
- T’en… t’… t’en sais rien…, suffoquais-je en essayant de lever un bras, hagarde.
- Ah si… j’en sais quelque chose, rétorqua-t-il avec un petit rire convenu.
Il se rapprocha de moi, et je sentis son parfum de cigarette froide venir chatouiller mes narines. Willis, c’est un gars de la rue. Un mec pas méchant, toujours avenant, toujours prêt à raconter tout un tas d’histoire autour d’un feu de poubelle et d’une bière tiède. Lors de maraude j’ai parfois passé un peu de temps avec lui. Il raconte tout un tas de trucs abracadabrants, mais c’est marrant. A en croire ses dires, il aurait vécu déjà mille vies, aurait vu toutes les routes du monde, mangeait tous les mets de tous les pays de notre belle Terre, discutait avec des oiseaux et des fleurs exotiques. Et il a beau m’avoir raconté tout ça, si simplement et à cœur ouvert, Willis reste un homme mystérieux dont au final… je ne sais pas grand-chose. A croire que le fond d’une personne ne réside pas uniquement dans ses aventures racontées autour d’un feu de poubelle et d’une bière tiède. La plupart des gens lui passent devant sans vraiment lui prêter attention. Et je me souviendrais toujours de notre première rencontre. Je prenais des photos des toits de la Ville. Il faisait beau ce jour-là. Très beau, même. Un magnifique ciel bleu, bien dégagé, avec très peu de nuages. C’était parfait pour prendre des photos très graphiques. Il était d’un côté de la rue, et moi de l’autre. Et j’ai vu ses yeux pétiller en me voyant. Il a commencé à prendre la pose et je l’ai pris en photo. J’ai traversé la rue, et sur mon petit écran, je lui ai montré le résultat. D’après lui, on ne l’avait jamais pris en photo. Les cheveux longs, la barbe fournie, tout d’un blanc immaculé en cascade sur ses vêtements émaillés, mais bizarrement élégants pour sa condition. Il tenait à être présentable pour la Rue, disait-il en riant.
Je le sentis s’asseoir à côté de moi, sur le bord d’une planche.
- On voit bien Sirius à travers le brouillard. Le chien surveille. Dit-il pensif.
J’ouvris les yeux, et effectivement, même à travers ce brouillard surnaturel, il est parfaitement possible de distinguer Sirius dans le ciel. Willis est dos à moi, tassant du tabac dans sa pipe, les jambes ballantes au-dessus de l’eau. Il alluma doucement la substance avec un briquet dragon et tira trois longues bouffées. Lorsqu’il expulsa la fumée, elle rejoignit la brume, se fondant instantanément dans celle-ci.
Mon cœur s’est grandement calmé, mais j’ai terriblement mal aux poumons. Comme si des ronces s’étaient amourachées de ma vitalité.
- Tu devrais aller dormir dans ton lit, Petite. Finit-il par dire, sans se retourner.
- J’peux pas. Répondis-je du tac au tac.
- Pourquoi tu ne pourrais pas ? Son visage se tourna à peine vers moi, l’air interrogatif.
Et je me mis à lui raconter mon histoire abracadabrante. Pour une fois, c’était moi qui lui racontais quelque chose. A chaque fois que j’ai croisé le vieux Willis, je ne lui disais pas grand-chose sur moi. Lui non plus, d’une certaine façon, ne sait pas vraiment qui je suis. A chaque fois que j’ai croisé le vieux Willis, c’était pour m’échapper, écouter ses récits incroyables, rêver d’un ailleurs. C’était plus facile d’écouter que de lui dire ce qui n’allait pas. Mais de toute façon, je crois qu’il a toujours su ce qui n’allait pas. Comme si… en fait si, comme s’il me connaissait déjà que trop bien.
Il ne m’interrompit à aucun moment, me laissant parler, revenir, hésiter, reprendre des passages entiers, et je me redressais sur mes avants bras, la nausée toujours bien présente.
Une fois mon récit terminé, il y eu un gros blanc qui ne me plut pas du tout. Willis fuma sa pipe en regardant l’horizon qui n’existe pas et finit par prendre une très grande inspiration. De son autre main, il tapait un rythme très, très lent, comme un cœur mécanique, sur la valise de cuir brun à poignée qu’il traîne toujours avec lui.
- Tu mens. Finit-il par dire.
Interloquée et agacée je me redresse d’un bon.
- Je ne m-…, commençais-je.
- Si. Tu n’as pas envie que ça s’arrête. M’interrompit-il très calmement.
Alors que je leve les bras en signe de protestation, je relâche mes muscles, décontenancée par ses paroles.
- Si tu avais vraiment envie que tout cela s’arrête… tu aurais déjà baissé les bras. Tu aurais déjà rebroussé chemin mille fois. Mais tu as toujours fait face. Toujours imposé tes limites, toujours décelé LE moment où il fallait partir, changer de décor, il s’interrompit un instant avant de reprendre, Si tu avais vraiment eu envie que tout cela s’arrête… tu te serais déjà réveillée. Tu aurais déjà rejoint la réalité.
Il se retourna vers moi, doucement, et planta ses yeux gris comme une mer triste dans mes abysses. Je balbutiais quelques sons, sans vraiment savoir quoi répondre au vieil homme. Ne sachant pas vraiment si j’avais compris, ou envie de comprendre ce qu’il venait de me dire.
- Je n’ai encore jamais rencontré de personne défiant Ba’al sans succomber à ses forces malgré un pacte de sang… je suppose que tu as une Bonne Etoile avec toi, continua-t-il, l’air impressionnée, mais aussi un peu moqueur.
Il se tourna de nouveau vers l’horizon en fumant sa pipe et en faisant des ronds. Ne sachant trop quoi dire je m’assoie à côté de lui, regardant également l’horizon qui n’existe pas. Willis est la seule personne qui m’a toujours fait me sentir à ma place. Il n’a jamais remis en question mes silences, ou jugé mes écarts moraux. Il a toujours été compréhensif en ce qui concerne mes choix. Je lui ai parfois soumis des dilemmes, lorsque ses histoires touchaient quelque chose chez moi. Ses réponses étaient toujours énigmatiques. Comme s’il savait déjà ce qui allait arriver.
- Que comptes-tu faire désormais, Petite ? Finit-il par me demander.
- Continuer, je suppose… Ai-je vraiment le choix ? Soupirais-je.
- On a toujours le choix. Et tu en as déjà fait pleins jusque-là, n’est-ce pas ? Ricana-t-il en me mettant un léger coup de coude dans l’épaule.
- Hum…, j’hochais difficilement la tête, pas vraiment certaine que ça soit le cas.
- Tu as su avancer. Tu as su fuir. Tu as su regarder… avec un timing parfait. La preuve, tu es toujours en vie. Peu survivent aux Epreuves.
Je regarde l’homme, interrogative. Il a l’air d’en savoir bien plus que de raison. Mais contrairement à toutes les autres fois, malgré l’atmosphère étrange, je n’ai pas l’impression désagréable des autres tableaux oniriques. Là, je me sens en paix, en sécurité. Le Temps est comme endormi. Et je compte bien profiter de cette éternité pour arranger les chemins s’offrant à moi.
- Fais confiance à ton intuition. Elle sait. Ainsi, tu dirigeras le Culte, et non le contraire. Tu n’es pas un épouvantail, n’est-ce pas ? Appuya-t-il.
- Non ?..., dis-je à demi-mot en secouant la tête.
- Alors c’est toi qui dirigeras la Santa Compaña. C’est toi qui choisiras de porter le cierge. C’est toi qui choisiras les routes et fera le choix des carrefours. C’est toi qui traineras leurs chaînes. Comme de gentils… chiens. Détailla-t-il en accentuant certains mots en me touchant de sa pipe.
Mes poumons ne me font plus mal. Ma gorge ne me tiraille plus. Mon corps me sembla soudainement léger. Je pris une grande inspiration et souffla très fort jusqu’à vider complètement mes poumons. Et ce qui se produisit me fit avoir un hoquet et mes yeux s’écarquillèrent. Alors que je soufflais tous les vents de ma cage thoracique, la brume s’estompa, puis se dissipa complètement et l’Après-Monde apparu.
- Maintenant. Tu sais quoi faire, jeune Chandelle. Pétilla le vieil homme.
Adressant un sourire à Willis qui regardait toujours l’horizon, je me relève et regarde au loin. Je ne suis pas certaine de tout avoir tout à fait compris, mais une chose est certaine, je me sens beaucoup mieux et j’ai l’impression d’avoir enfin les idées claires. Même si je ne suis pas exactement certaine de la marche à suivre. Pour l’heure… Je vais retourner au Nostradamus, ouvrir cette porte close et prendre le pouvoir sur Ba’al.
- Mer-…
Je baisse les yeux vers l’emplacement de Willis pour le remercier, mais il avait déjà disparu.
Publication en feuilleton tous les mercredi à 18h30, du roman court « Le Trône de Vivianite » écrit par Mara Larraona.
L’oeuvre littéraire n’étant pas dans sa forme finale, il vous est possible de commenter et apporter vos avis pour amélioration, avant d’être parachevée.
« AA78 » (1978) par Zdzisław Beksiński
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